dimanche 29 janvier 2012

Jérémie

Le premier homme sur ma route, c'est un vieillard. Et vous ne pouvez vous figurer combien j'en suis heureux.

Je ne sais pas s'il existe une bénédiction plus grande que la rencontre d'un vieillard véritable, c'est-à-dire joyeux. Elle nous est rarement donnée, car l'âge, ce n'est, hélas, pour la plupart des hommes, que l'addition sourde et dégradante des années physiques. Mais, quand un vieil homme est joyeux, il est si fort qu'il n'a plus même besoin de parler : il vient et il guérit. Celui qui emplit ma mémoire était de cette sorte. Il s'appelait Jérémie Regard.

Ce n'est pas moi qui lui donne ce nom. C'était le sien. Combien de romanciers voudraient l'avoir inventé ?
J'ai envie de me faire très modeste, vous savez, au moment où je parle de lui, parce qu’il était très grand et le paraissait si peu.

 Il a fait dans mon existence un passage si court (quelques semaines) que je ne revois plus même son corps. J'aperçois vaguement un homme vigoureux, droit, trapu. Oui, un assez petit homme selon les mesures physiques. Quant au visage, je ne le vois pas. Je crois que je ne me suis jamais posé de question sur ce visage, même autrefois. J'en voyais un autre bien plus réel.

Je l'ai rencontré en janvier 1944, en pleine guerre, en Allemagne, en camp de concentration, à dix-neuf ans. Il était l'un des six mille Français arrivés à Buchenwald entre le 22 et le 26 janvier. Mais il ne ressemblait à aucun autre. Ici, je dois m'arrêter un instant, parce que j'ai écrit le nom de Buchenwald. Je l'écrirai souvent. Mais ne vous attendez pas à un tableau des horreurs de la déportation. Ces horreurs ont été réelles, elles ne sont pas bonnes à dire. Pour avoir le droit d'en parler, il ne faudrait pas être écrivain mais médecin — et pas seulement médecin des corps. Je me contenterai donc de l'indispensable, des éléments schématiques du spectacle.

Parfois même je parlerai de la déportation d'une manière scandaleuse pour quelques-uns, je veux dire paradoxale, je dirai à quoi elle fut bonne, je montrerai quelles richesses elle contenait.

Si je reviens à elle souvent, c'est qu'elle est, juste à l'entrée de ma vie, un grenier comble de peines et de joies, de questions et de réponses. Jérémie, non plus, ne parlait pas des camps de concentration, même quand il y était. Il n'avait pas le regard cloué sur la fumée du crématoire ni sur les douze cents bagnards terrifiés du bloc 57. Il regardait au travers. D'abord, je n'ai pas su qui il était, on me parlait de Socrate.
Mes voisins, très nombreux, prononçaient ce nom parfaitement inattendu dans le fourmillement de peur et de froid où nous nous agitions. Socrate avait dit… Socrate avait ri… Socrate était là-bas, un peu plus loin, de l'autre côté de cette foule d'hommes à la tête étroitement rasée. Je ne comprenais pas pourquoi tous ces gens appelaient l'un d'eux Socrate en particulier. Mais j'avais envie de ce personnage-là.

Un jour enfin je l'ai vu, j'ai dû le voir, car, pour être véridique, je n'ai aucun souvenir de la première rencontre.

Je sais seulement que j'attendais un raisonneur éloquent, un métaphysicien aigu, je ne sais quel philosophe moral triomphant. Ce n'est pas du tout cela que j'ai vu.

C'était un forgeron simplement, venu d'un petit village au pied du Jura et venu à Buchenwald pour des raisons qui avaient si peu de rapport avec l'essentiel que je ne les ai jamais connues ni demandées.
Il ne s'appelait pas Socrate, vous le savez déjà, mais Jérémie, et je ne comprenais pas comment ce nom n'avait pas suffi aux copains. Jérémie avait une histoire de forgeron dans un lieu particulier du monde, dans un village de France, et cette histoire, il aimait à la raconter avec de longs sourires. Il la racontait d'une façon très ordinaire, comme tout homme de métier parle de son métier. Et c'est à peine si l'on pouvait voir, çà et là, se dresser une seconde forge, une forge spirituelle.

Je dis bien « spirituelle ». Pourtant le mot est abîmé par l'usage. Mais, cette fois, il est juste et plein.
J'entendais Jérémie parler tout à coup d'hommes qui ne venaient pas à sa boutique seulement pour leurs chevaux et leurs charrettes, mais pour eux-mêmes, pour repartir tout ferrés et tout neufs, pour ramener chez eux un peu de la vie qui leur manquait et qu'ils trouvaient surabondante, étincelante et très douce à la forge du père Jérémie.

En ce temps-là, j'étais étudiant. Je n'avais guère pratiqué ces sortes d'hommes, ils n'emplissent pas les universités. Je croyais que lorsqu'un homme possède la sagesse, il le dit aussitôt, et dit comment et pourquoi et selon quelle filiation de pensée. Surtout, je croyais que, pour être sage, il fallait penser, penser ferme.

Je restais bouche bée devant Jérémie, parce que, lui, il ne pensait pas. Il racontait des histoires, presque toujours les mêmes, il vous secouait par les épaules, il avait l'air, à travers vous, de s'adresser à des personnes invisibles. Il avait continuellement le nez sur quelque chose d'évident, là sous la main. S'il parlait du contentement d'un voisin au sortir de sa boutique, c'était comme s'il eût parlé d'une verrue, d'une bosse, d'un panaris qui venait d'être ôté. Il constatait les choses morales de ses yeux, comme les physiciens constatent les microbes sous leurs lunettes. Il ne faisait pas la différence. Et, plus je le voyais faire ainsi, plus le poids de l'air diminuait pour moi.

J'ai rencontré des êtres surprenants, des êtres pathétiques et dont l'éclat des gestes et des paroles était tel qu'on était contraint, en leur présence, de baisser les yeux. Jérémie n'était pas surprenant. Oh ! Pas le moins du monde ! Il n'était pas là pour nous troubler.

Ce n'était pas la curiosité qui me jetait vers lui. J'avais besoin de lui comme un homme qui meurt de soif a besoin d'eau. Comme toutes les choses importantes, celle-là était élémentaire. Je vois Jérémie marchant à travers notre baraque. Il y avait un espace qui se formait entre lui et nous, matériellement. Il s'arrêtait quelque part et, tout de suite, des hommes se serraient davantage, lui donnaient une petite place, au milieu d'eux. C'était un mouvement tout instinctif et qu'on ne peut pas expliquer par le seul respect. Nous reculions plutôt comme on fait un pas en arrière pour laisser la place à celui qui travaille.

Songez que nous étions plus de mille hommes dans cette écurie de campagne, mille hommes là où quatre cents eussent été mal à l'aise. Songez que nous avions tous peur, profondément et immédiatement. Ne pensez pas à nous comme à des individus, mais comme à une glu, comme à une masse protoplasmique. En fait, nous étions collés les uns contre les autres. Les seuls mouvements que nous faisions consistaient à pousser, à s'agripper, à se déprendre, à sinuer. Et vous comprendrez mieux la merveille (pour ne pas dire le miracle) de cette petite distance, de ce cercle d'espace dont Jérémie restait entouré.

Il n'était pas effrayant, il n'était pas austère, il n'était pas même éloquent. Mais il était là, et cela se voyait. Cela se sentait comme on sent une main se poser sur l'épaule, une main qui rappelle, qui fait se retourner quand on était en train de fuir.

Chaque fois qu'il paraissait, l'air devenait respirable : je recevais un souffle de vie en pleine figure. Ce n'était peut-être pas un miracle, mais c'était du moins une bien grande action et dont il était seul capable. La promenade de Jérémie à travers le bloc, c'était cela : une respiration.

Je suis distinctement dans ma mémoire le chemin de lumière et de propreté qu'il faisait à travers la foule.
Je n'ai pas compris alors qui il était, mais certainement je l’ai vu. Et cette image s'est mise aussitôt à travailler à l'intérieur de moi au point de m'éclairer aujourd'hui comme un phare. Je n'ai pas su qui il était, parce qu'il ne le disait pas.

Il avait une histoire à laquelle il revenait souvent : il appartenait, disait-il, au mouvement de la Christian Science. Il avait même été, un jour, en Amérique, pour rencontrer là-bas ses coreligionnaires. Cette aventure, bien peu banale après tout pour un forgeron du Jura, m'intriguait mais ne m'éclairait pas. Elle donnait au personnage une épaisseur de mystère en surplus. Voilà tout. Jérémie, sans histoire, comptait seul.

Faut-il s'excuser d'employer tant d'images qui se rapportent à des actes simples : à la nourriture, à la respiration. Si j'étais tenté de le faire, Jérémie me le défendrait. Il savait trop bien qu'on ne vit pas d'idées.
C'était un homme vraiment manuel. Il savait qu'à Buchenwald nous ne vivrions pas des idées que nous avions sur Buchenwald. Cela, il le disait ; il disait même que beaucoup d'entre nous en mourraient. Hélas, il ne se trompait pas. J'ai connu là-bas des hommes qui sont morts parce qu'on les a tués. Pour eux, il n'y a que la prière. Mais j'en ai connu beaucoup aussi qui sont morts, très vite, comme des mouches, simplement parce qu'ils s'étaient crus en enfer. Simplement, oui. C'était alors que Jérémie prenait la parole.

Il fallait un homme aussi simple, aussi clair, aussi parvenu au fond de la réalité que lui pour voir le feu et au-delà du feu. Il fallait plus que l'espérance.

Il fallait voir.

Le bonhomme Jérémie voyait. Il avait un spectacle dans les yeux, mais ce n'était pas celui que nous avions, nous. Ce n'était pas notre Buchenwald, celui des victimes. Ce n'était pas un bagne, c'est-à-dire un lieu de faim, de coups, de mort, de protestation, où d'autres hommes, les méchants, avaient commis le crime de nous mettre. Pour lui, il n'y avait pas nous, les innocents, et l'Autre, le grand autre anonyme à la voix de tenaille et de fouet, le « salaud ». Comment le savais-je ? Vous êtes en droit de vous le demander : après tout, Jérémie ne disait presque rien. Eh bien, c'est sans doute qu'il existe chez certains êtres, qu'il existait chez lui, une rectitude et plénitude si parfaite de la vue que cette vue, la leur, se communique, vous est donnée pour un instant au moins. Et le silence est alors plus juste, plus exact que toutes les paroles.
Lorsque Jérémie venait à nous à travers le bloc 57, au milieu de sa petite auréole d'espace, c'était de la clarté qu'il donnait. C'était un surcroît de vue, une nouvelle vue. Et c'est pourquoi nous nous écartions tous d'un pas.

Surtout, n'allez pas vous imaginer que le père Jérémie nous consolait. Au point où nous étions, les consolations eussent valu ce que vaut une romance, un méchant conte de nourrice. Nous n'étions pas au pays de cocagne et, si nous avions été assez fous pour le croire une seule seconde, le réveil eût été amer. Jérémie parlait dur, voyait dur. Mais il le faisait doucement.

Pas trace d'onction chez lui. Il avait la voix ronde, les gestes méticuleux et progressifs, mais c'était habitude de métier, naturel tranquille. C'était un bonhomme, je vous dis, pas un prophète.
Jérémie était si peu un prophète, il faisait si peu de tapage que je ne sais pas combien, parmi la dizaine d'hommes qui ont survécu à ces jours de l'hiver 1944, dans la baraque 57, se le rappellent aujourd'hui. Je voudrais tant ne pas être le seul.

Non, on n'apercevait rien sur Jérémie, aucun signe. Il ne portait le drapeau d'aucune foi, si ce n'est, de temps à autre, celui de la Christian Science. Mais à cette époque, pour moi, et pour les Français autour de moi, ce mot n'avait qu'une résonance bizarre.

On allait à Jérémie comme à une source. On ne s'interrogeait pas. On n'y pensait pas. Il y avait, dans cet océan de rage et de souffrance, cette île : un homme qui ne criait pas, qui n'appelait personne à l'aide, qui avait sa suffisance.

Un homme aussi qui ne rêvait pas : c'était plus important que tout. Nous, nous rêvions : à des femmes, à des enfants, à des maisons, souvent aux misères, aux chagrins d'autrefois que nous avions la faiblesse d'appeler Liberté. Nous n'étions pas à Buchenwald. Nous n'en voulions pas de Buchenwald. Et, à chaque retour, il était là quand même et il faisait mal.

Jérémie n'était pas déçu, pourquoi aurait-il rêvé ? Quand nous le voyions venir avec toute sa monstrueuse sérénité, nous avions envie de crier : « Ferme les yeux ! Ce qu'on voit ici brûle ! » Mais le cri nous restait dans la gorge parce que, de toute évidence, il avait les yeux solidement posés sur toutes nos misères et ne cillait pas. Bien plus, il n'avait pas l'air d'un homme qui prend sur lui, d'un héros. Il n'avait pas peur, et, cela, aussi naturellement que, nous, nous avions peur.

« Pour qui sait voir, c'est comme d'habitude », disait-il. D'abord, je ne comprenais pas. J'éprouvais même un sentiment tout proche de l'indignation. Quoi ! Buchenwald semblable à la vie ! Impossible. Tous ces hommes affolés, hideux, cette menace hurlante de la mort, ces ennemis partout, chez les S.S., chez les détenus eux-mêmes, ce morceau de colline dressé contre le ciel, hérissé de fumées, avec ses sept cercles, là-bas au travers des forêts, de barbelés électriques, tout cela comme d'habitude ! Je me souviens que je ne le voulais pas. Ce devait être pire, ou bien alors plus beau. Jusqu'à ce qu'enfin Jérémie me fît voir.

Ce ne fut pas une révélation, une découverte fulgurante de la vérité. Je ne pense pas même qu'il y ait eu paroles échangées. Mais un jour il est devenu évident, sensible dans ma chair, que Jérémie, ce forgeron, m'avait prêté ses yeux, à long terme.

Avec ces yeux-là, je voyais que Buchenwald n'était pas unique, ni même l'un des lieux privilégiés de la plus grande douleur des hommes. Je voyais aussi que notre camp n'était pas en Allemagne, comme nous le croyions, au cœur de la Thuringe, dominant la plaine d'Iéna, en cet endroit précis et non pas en un autre. Jérémie m'apprenait, avec ses yeux, que Buchenwald était en chacun de nous, cuit et recuit, entretenu sans cesse, affreusement aimé. Et que, par conséquent, nous pourrions le supprimer, si nous le désirions avec assez de force.

« Comme d'habitude », Jérémie s'en expliquait parfois. Il avait toujours vu les hommes dans la peur et dans la plus invincible de toutes : celle qui n'a pas d'objet. Il les avait vus désirer secrètement et par-dessus tout une chose : se faire du mal à eux-mêmes. C'était toujours, c'était ici le même spectacle. Simplement, les conditions étaient enfin toutes remplies. La guerre, le nazisme, les folies politiques et nationales avaient fait un chef-d'œuvre, une maladie et misère parfaite : un camp de concentration. Pour nous, bien sûr, c'était la première fois. Jérémie n'en voulait pas de notre surprise. Il disait qu'elle n'était pas honnête et qu'elle nous faisait du mal.

Il disait que dans la vie ordinaire, avec de bons yeux, nous aurions vu les mêmes horreurs.
Il nous arrivait autrefois d'être heureux. Eh bien ! Les nazis nous avaient donné un terrible microscope : le camp. Ce n'était pas une raison pour cesser de vivre.

Jérémie donnait l'exemple : il trouvait de la joie en plein bloc 57. Il en trouvait dans ces moments de la journée où nous ne trouvions que de la peur. Et il en trouvait en si grande abondance que nous la sentions, lui présent, monter en nous. Sensation inexplicable, incroyable même, là où nous étions : la joie allait nous emplir. Imaginez ce cadeau que Jérémie faisait ! On ne comprenait pas, mais on disait merci, et encore merci.

Quelle joie ? Voici des explications, mais elles sont pauvres : la joie d'être en vie, d'être encore en vie à cet instant, l'instant d'après, chaque fois que nous y pensions. La joie d'éprouver la vie des autres, de quelques autres du moins, contre nous, dans l'ombre la nuit. Que sais-je ? La joie. Cela ne vous suffit pas ?
Cela faisait bien mieux que nous suffire : c'était le pardon, là, tout soudain, à quelques pas de l'enfer. C'était de nouveau la possibilité de tout, la grande fortune. J'ai connu cet état par l'intermédiaire de Jérémie. D'autres l'ont connu comme moi, je le sais.

La joie de découvrir que la joie existe, qu'elle est en nous, exactement comme la vie, sans conditions et, donc, qu'aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer.

Tout cela, direz-vous, venait de Jérémie parce qu'il était lucide. Je n'ai pas dit qu'il était lucide : cette qualité appartient à l'intelligence et, dans le monde de l'intelligence, Jérémie n'était pas chez lui. J'ai dit qu'il voyait. J'ai parlé de lui comme d'une prière vivante. Les subtils prétendront que la foi de Jérémie était sans nuances. Que m'importe ! Pour lui, et pour nous à travers lui, le monde était sauvé à chaque seconde. La bénédiction n'avait pas de fin. Et, quand elle cessait, c'était que nous n'en avions pas voulu, que nous avions cessé, nous et pas elle, d'être joyeux.

Ce ne sont pas de grands mots. Et si pourtant vous avez cette impression, c'est alors que je suis maladroit. Jérémie était un homme banal. Banal et surnaturel, c'est cela.

On pouvait très bien vivre auprès de lui pendant des semaines et ne pas le voir, parler seulement « d'un vieux bonhomme pas comme les autres ». Il n'était pas un spectacle à la façon des héros ou des camelots.
Ce qu'il y avait de surnaturel en lui, de toute évidence cela ne lui appartenait pas, c'était fait pour être répandu. Le spectacle, s'il existait, dedans de nous. J'ai le plus clair souvenir de l'avoir trouvé. J'ai aperçu, un jour comme les autres, un petit endroit où je ne grelottais pas, où je n'avais pas honte, où les personnages de la mort n'étaient que des fantômes, où la vie ne dépendait plus ni de la présence du camp ni de son absence. Je le devais à Jérémie.

J'ai porté cet homme dans mes souvenirs comme on porte sur soi une image, parce qu'elle a été bénite.
Et maintenant, comment a-t-il disparu ? Je le sais à peine. Sans bruit, en tout cas, comme il était venu.
Un jour, quelqu'un m'a dit qu'il était mort. Ce devait être quelques semaines après notre arrivée au camp.
Là-bas, les hommes s'en allaient ainsi. On ne savait presque jamais comment. Ils partaient trop nombreux à la fois : personne n'avait ni le temps ni le goût de regarder les détails, le « comment » de la mort. Ceux qui s'en allaient, on les laissait se fondre dans la masse. Il y avait un fond solide de mort auquel nous participions tous plus ou moins, nous les vivants. La mort des autres, c'était tellement notre affaire que nous n'avions pas la force de lui faire face.

Je n'ai pas su le « comment » du départ de Jérémie. Je me suis souvenu seulement qu'il était venu me voir, quelques jours plus tôt, et m'avait annoncé que c'était la dernière fois. Pas du tout comme on annonce un malheur, pas d'une façon solennelle. Simplement, c'était la dernière fois, et puisque c'était ainsi, il était venu me le dire.

Je ne crois pas que j'en aie eu de la peine. Ce ne devait pas être pénible. Cela ne l'était sûrement pas, puisque c'était réel et su.

Il avait servi. Il avait le droit de sortir de ce monde qu'il avait entièrement traversé.

Je compte bien que des gens me disent : « Où voyez-vous du surnaturel chez votre forgeron ? Il vous adonné un exemple de sérénité, à un moment où la sérénité était très difficile. C'est bien, mais c'est tout. Cette paix de Jérémie, c'est le résultat du courage et d'un solide équilibre des nerfs, des humeurs, des échanges organiques peut-être. »

Eh bien, non ! Nous ne serons pas quitte de Jérémie à ce prix-là.

Ce que je nomme surnaturel chez lui, c'était la coupure qu'il avait entièrement réalisée avec les habitudes. Celles du jugement qui nous font appeler malheur ou mal toute adversité, celles de l'avidité, qui nous font haïr, réclamer vengeance, ou simplement protester — forme mineure mais incontestable de la haine — celles du vertige égocentrique, qui nous font croire que nous sommes innocents chaque fois que nous souffrons. Il avait échappé au lacis des réflexes obligatoires, et ce mouvement-là, jamais la bonne santé, ni même une santé parfaite si cela existe, ne pourra l'expliquer.

Il avait touché au fond de lui le surnaturel ou, si le mot vous gêne, l'essentiel, ce qui ne dépend d'aucune circonstance, ce qui peut exister en tout temps et en tout lieu, dans la douleur comme dans le plaisir. Il avait rencontré la source de vie. Et, bien sûr, aussitôt il avait été inondé de transparence, de propreté. Si j'ai employé le mot « surnaturel », c'est que l'acte de Jérémie me semble être l'acte religieux même : la découverte que Dieu est là, en chacun des hommes à égalité, à chaque seconde tout entier, et qu'un retour peut être fait vers Lui.

Cela, c'était la Bonne Nouvelle que Jérémie, à son tour, faisait entendre à sa manière qui était très humble.
Nous gagnerions tous beaucoup à mettre la mémoire en quarantaine.

La petite mémoire du moins, la mesquine, l'encombrante, celle qui nous fait croire à cette irréalité, à ce mythe : le Passé.

C'est elle qui ramène soudain, et sans ombre de raison, un personnage, un lambeau d'évènement et qui l'installe chez nous. L'image se jette sur l'écran de la conscience, elle gonfle, il n'y en a bientôt plus que pour elle. Voilà la circulation de l'esprit arrêtée. Le présent se disperse. Les instants qui se suivent n'ont plus même la force de nous porter. Ils n'ont plus même de goût. Bref, cette mémoire sécrète la mélancolie, le regret, la complication intime sous toutes ses formes.

Et il y a l'autre mémoire, heureusement. C'est à elle qu'appartient pour moi Jérémie.

Cet homme me poursuit, je l'avoue. Mais il ne me hante pas à la façon d'un souvenir. Simplement il est entré dans ma chair, il me nourrit, il travaille à me faire vivre. Je passe très peu de temps à penser à lui : c'est lui qui pense à moi, dirait-on.

Pour vous parler de lui, j'ai dû faire allusion à Buchenwald. Mais que cela ne vous trompe pas : Jérémie n'a jamais « été à Buchenwald ». Je l'y ai rencontré en chair et en os. Il y portait un numéro matricule. D'autres que moi l'y ont connu, Mais il n'y était pas de cette façon particulière, exclusive ou bien encore individuelle que nous entendons par la phrase : « Avoir été à Buchenwald. »

Cette aventure du camp n'était pour lui qu'une aventure : elle ne l'a pas concerné de façon fondamentale.
Il est des hommes dont je ne me souviens qu'en laissant fonctionner en moi la « petite mémoire » : et ceux-là, si je les ai rencontrés là-bas, ils y sont restés. Jérémie, quand il me parle, ne le fait pas du fond de mon passé, mais du fond de mon présent, là, juste au centre. Je ne peux pas le contourner.

Ils sont tous ainsi les hommes qui nous ont appris quelque chose. Car ce quelque chose, cette connaissance, ce surcroît de présence à la vie, ils nous l'ont donné seulement parce qu'ils savaient clairement qu'ils n'en étaient pas les propriétaires. Imaginons Jérémie heureux, comme il arrive à certains hommes de l'être : pour des raisons personnelles, à la suite d'une histoire différente de celle des autres, précieuse et subtile. Croyez-vous qu'il serait encore là dans ma vie ? Il aurait rejoint les personnages pittoresques, les figures de passage. Mais Jérémie n'était pas heureux : il était joyeux. Le bien dont il jouissait n'était pas à lui. Ou plutôt si, mais par participation. Il était aussi bien à nous.

C'est tout le mystère et toute la puissance des êtres qui servent autre chose que leur personnage provisoire : on ne peut pas les éviter.

Jacques Lusseyran
 
Extrait de “Le monde commence aujourd’hui” Éditons La Table Ronde, Paris, 1959
Jacques Lusseyran a grandi à Paris et est devenu complètement aveugle à l'âge de huit ans. À la tête d'un important réseau de résistants, il fut arrêté par la Gestapo et interné au camp de Buchenwald de janvier 1944 à avril 1945. Sa vie fut empreinte de la conviction profonde que toute expérience est une occasion et que la joie et la tranquillité sont sans cesse disponibles en nous immédiatement et en abondance
 
page originale

7 commentaires:

  1. MAGNIFIQUE GRANDIOSE , merci de ce partage ce monsieur est merveilleux , l'auteur et Jérémie , quelle belle remise en place de l'essentiel....puissions nous diffuser joie et harmonie , ces mots sont une douche fraiche à nos âmes torturées .....Merci Jacques

    Joie et paix à tous, Anne

    RépondreSupprimer
  2. "Ce qu'il y avait de surnaturel en lui, de toute évidence cela ne lui appartenait pas, c'était fait pour être répandu". Ces paroles et cet extraordinaire texte font vibrer, telle une éolienne sous la caresse du vent, les cordes de mon âme et me remplissent d'une joie indescriptible. Merci infiniment Jacques! Vous répandez à votre tour ce filon d'oxygène surnaturel qui rempli nos poumons éthériques de la joie d'être présent.

    RépondreSupprimer
  3. Merci, me voici toute régénérée, je commence bien la semaine

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour Christine
    Merci pour cet extrait.
    Comme c'est drôle, je suis tombé sur ce texte (par un drôle de hasard), en
    d'autres circonstances et sur un autre site.
    Et en reconsultant votre site, je le trouve de nouveau ???
    Ce texte me touche au plus profond de mon être...
    Il faudrait qu'il soit gravé sur une plaque en acier trempé pour
    rester lisible de tous malgré les années qui passeront...
    Et qu'il ne se perde jamais.
    C'est un texte précieux d'une grande profondeur et d'une grande authenticité.
    J'y retrouve ce que Viktor Frankl avait écrit aussi (trouver un sens à sa vie), lorsqu'il a été déporté durant la guerre.

    Puissions-nous avoir là une belle leçon de sagesse, de paix, de joie et de simplicité...
    Jérémie

    RépondreSupprimer
  5. La fleur du mal est en chacun de nous, respectons la, elle n'est que le mirroir de notre être profond et fragile. La dépasser et l'aimer, voir le mal comme bien, comme libération parfois. Cela est dur à admettre, mais cela est vrai.
    Regarde maintenant la fleur est réjouis toi, d'être vivant.
    Mr Baudelaire que l'on dit fragilisé par " l'opium " de la vie, sera l'alternance du bien et du mal. Il vivra sur le chemin de son coeur mise à nu, en horreur et extase à travers ses textes.
    Il est pourtant toujours, je le crois sur un seul chemin.

    RépondreSupprimer
  6. ET Oui 1 Corinthiens 15:47 le Premier homme et de la terre et fait de poussier ; le Deuxième homme? ( et oui il et bien écrit 2eme homme et pas autre!) ET DU CIEL ! DONC DE CORPS UN 1 un visible le 2 eme non Visible 2 Corinthiens 4:18 Car les Choses Qui se Voient sont temporaires mais celle qui ne se voient pas Son ÉTERNELLE

    RépondreSupprimer
  7. JESUISFILSDEDIEU1 mars 2013 à 18:21

    Allez je suis en forme pour vous Prouvé que Vous êtes Bien Immortelle ?
    Jean 6:63 C'est l'esprit Qui Donne La Vie , Le Corps Ne SERT a RIEN
    Donc pour Vivre Nous avon Besoin de L'esprit OK
    Jésus Disait Celons Matthieux 22:30 A lA Réssurection il Sont Comme des "Ange" Dans le "Ciel" . ok Prenon Note qu'ils Parle Aux Présent il SONT ET NON IL SERONT?
    Donc Réssurection immédiaté (dans certaine Réligion il Vous Diront que c'est pour les élu Mais Jésus en aucune Façons n'avez encor donner song sang Présieux sur le Poteaux ? Sachant ce-si il aurait dit ils seron et non il Son

    Deplus il et Ecrit Pour suivre ce que dit Jésus si dessu (comme des Ange ?) Pourquoi? Voila la Reponce
    PSEAUME 104:4 fAISANT DE C'EST ANGE DES ESPRIS ? (or nous savon que C'est l'esprit qui donne vie a un corps et non le Corps tous seron d'accord la dessu OK (jean 6:63)

    Or Tous Savonz que Dieu et Espris JEAN 4:24 Dieu et Esprit ? ok Donc Immortelle et éternel

    Comme il et Bien ECRIT QUE Nous ne Pouvon Vivre Sans l'esprit Nous somme Bien ESPRIS Aussi ! Donc Immortelle Aussi

    Voila Pourquoi jésus Parlé de Vie éternel et qui dis j'ai Dit Vous êtes des dieux jean 10:34?
    Galates 3:26 Vous êtes tous fils de Dieu ?

    1 CORINTHIENS 15:47 le 1er homme et fait de poussier le 2 eme homme Vient du Ciel (comme jésus la dit il son comme des ange au Ciel)

    1 CORINTHIENS 15:44 IL EST semé corps physique il est Rélevé Corps Spirituel . S'il y a un Corps physique il y a aussi au corps spirituel .Donc 2 Corps en 1 OK

    Voila Pourquoi il et ECRIT CELONS
    2 Corinthiens 4:18 Car les Choses qui ce voient sont Temporaires mais celles QUI CE VOIE PAS SON ETERNELLE .

    LA BONNE NOUVELLE ET QUE VOUS ETE ETERNELLE DE SOURCE DIVINE ET IMMORTELLE
    la mort N'existe pas Dans Nos Vraix VIE céléste .

    LE But étant de parvenire ici sur terre a ce souvenire de nos divinité avend de venire sur terre Qui Répresent La Vie éternelle sur terre dans l'esprit et non dans la Chair !

    Voila Pourquoi il et ecrit que sur cela la mort n'a plus de pouvoir heureux il son car il savez trés Bien qu'ils ne mourron jamais oui jamais CAR par les baptême du FEU DE L'ESPRIT SAINT MATTHIEUX 3:11 ? ET NON CELUI de l'eaux il y a longtemps qu'ils et Abolie pâr celui du feu de l'esprit saint qui et la 1 er Réssurection dans la chair sur terre !

    Ne Vous Fatigé Pas L'esprit a Trasmuté la Matier Par Vous Même c'est le Dieu du Ciel QUI nous Baptise du feu de l'esprit saint celon= AU TERME DES TEMPS FIXE 1 CORINTHIENS 15:52 a la Desrenier Trompette en un instant en un clin d'oeil quant la trompette sonnera et les morts seront relevé incorruptible et nous seron changés .

    Comment avoir la Vie éternelle sur terre il Faut suivre 1 SEUL COMMENDEMENT de vous aimé les un les autre comme vous même

    1 PIERRE 1:13 C'est pourquoi mobilisez vos faculté pour " L'ACTION " ? Restez dans votre bon sanse complétement Dans la Faveur Immérité Qui Doit Vous été apporté a la Révelation de Jésus Christ .

    Vivez celon La Foi en L'amour et Rien d'autre Car La Péché Puissance du Péché C'est la LOI 1 CORINTHIENS 15:56
    Romain 3:20 Par les oeuvre de la LOI donc Nulle Chair ne sera déclaré juste devant lui car par la LOI Vient la Connaissence EXACTE du Péché ???

    Vivé celon le seul Commendement Nouveaux celon l'alliance nouvelle de Dieu qui depuit le sacréfice de jésus Nous a Ecrit la Loi divine Ecrite de la Main de Dieu lui même sur nos COEUR ET NOTRE PENSER si vous avez foi en cela alors Vous Vivre celon la foi en cette alliance hebreux 10:16

    2 corinthiens 3 :1-4 la loi divin Ecrite non sur des tablette de pierre ni sur du papier et de l'ancre mais sur des tablette de chair et sur des coeur



    2 corinthiens 3:6 OUI CAR LE CODE ECRIT CONMDANE A MORT MAIS L'ESPRIT RENDE LA VIE




    RépondreSupprimer