mardi 24 avril 2012

La maturité du regard

Au début de notre séjour sur terre, nous ne savons rien de rien. Tout baigne dans une ouate un peu confuse: notre regard ne discerne pas, notre mémoire est plutôt vide. Nos yeux ne distinguent pas encore les formes physiques; durant leurs premiers jours opérationnels, ils ne perçoivent que de la lumière. Mais bientôt des contours apparaissent, que la mémoire apprend vite à reconnaître. Nous commençons à distinguer. Ainsi en est-il avec tous les instruments de perception, qui se fixent sur la différence, le changement. L'œil détecte avant tout le mouvement par rapport à l'arrière-plan statique. Notre oreille perçoit aisément un nouveau son ou sa cessation, plus qu'elle n'enregistre un son ou un silence continu. Il en va ainsi de tous nos sens. Notre attention distingue d'abord et avant tout la différence, la forme qui se démarque de l'arrière-plan.

Le système nerveux, qui est essentiellement mémoire, se remplit des traces laissées par les expériences. Nous commençons à connaître «le monde» et cette connaissance s'installe en nous en se structurant. Nous apprenons à distinguer les gens les uns des autres, surtout le «je»; nous commençons à former des catégories et à classifier. À mesure que notre mémoire se charge, nous vivons davantage en nous fiant à elle pour penser, agir et réagir.

Des expériences scientifiques ont mis en relief l'activité prodigieuse de la mémoire lors de la perception visuelle, réelle ou imaginée. Le cerveau recherche constamment dans ses filières le nom, les concepts, les qualités ainsi que les autres formes et expériences passées associées à l'objet ou au phénomène perçu. La mémoire mêle à la perception ses schémas et ses représentations du réel. Ce processus insidieux nous fait croire en la réalité de la structure de notre connaissance, c'est-à-dire en la réalité des formes perçues et du sujet qui les perçoit en tant qu'entités séparées. C'est ça l'idolâtrie.

Nous sommes alors fiers d'être devenus quelqu'un, sans trop réaliser que ce quelqu'un n'est rien d'autre qu'une masse de conditionnements, un magma d'impressions mentales accumulées. Il ne sort plus guère que du réchauffé de notre cerveau. Ce n'est plus un cerveau, c'est un four micro-onde.

La mémoire, érigée par accumulation, finit par donner le ton et dicter la suite des événements. Nous ne vivons alors plus qu'au niveau de la représentation et, à travers chaque perception, chaque pensée, chaque désir et chaque émotion, nous tenons pour acquise la dualité sujet/objet. L'identification au sujet nous livre en pâture au jeu à la longue lassant de l'attraction et de la répulsion, des désirs et des regrets, du plaisir et de la souffrance.

Ce mécanisme se réactive chaque matin. Le sommeil profond ne donne prise à aucune structure, aucune identification, ni à aucun problème. Que se passe-t-il pour qu'en quelques instants tout change? Qu'est-ce qui fait que nous nous remettons soudain à calculer et à nous inquiéter? Qu'est-ce qui s'éveille ainsi? C'est évidemment la mémoire, qui réactive tous ses programmes dans le cerveau. On peut dire, sans craindre le jeu de mot, que c'est la personne-alitée qui se réactive… Existe-t-il une façon de vivre qui ne soit ni la confusion de l'état de veille ni l'anesthésie générale du sommeil profond? Est-il possible de connaître le comment de l'existence sans perdre de vue son quoi? C'est ainsi qu'est posée la question méditative.

Il y a l'Être. Les formes assumées par l'Être c'est encore l'Être, mais notre regard blasé et distrait les tient pour autre, pour là-bas, pour hier ou demain. Quand ce qui est perçu semble être autre chose, là-bas, plus tard, non-moi, c'est que le regard a trébuché dans la structure apparente de l'Être au point de la tenir pour une réalité séparée, comme si les vagues étaient autre chose que l'eau elle-même.

L'être humain est fondamentalement très curieux; il n'y a qu'à observer les enfants pour s'en convaincre. Mais l'adulte s'ennuie terriblement depuis que sa mémoire lui suggère qu'il connaît tout ce qu'il perçoit et qu'il la croit. Or, nous ne connaissons pas du tout ce que nous croyons connaître; il est tant de revivifier notre curiosité! Méditer n'implique pas une brisure avec notre vie antérieure; il s'agit simplement de mener jusqu'au bout ce que nous avons entrepris avec tant d'enthousiasme dès le début: connaître ce qui est.

La méditation est le discernement du réel, la maturité du regard qui ne se contente plus du paraître mais pénètre plutôt le cœur de la réalité. C'est examiner ce qui est vrai. Vrai signifie permanent, qui n'est pas en devenir. Apprendre à regarder, tout est là. Cela peut sembler simple à dire, mais ce n'est vraiment pas banal. On laisse le regard se poser; on ne le dirige pas. Méditer, ce n'est pas prier, ce n'est pas visualiser, ce n'est pas penser; ce n'est pas le contraire de tout cela non plus. La nature radicale de la méditation tient à ce qu'il ne s'agit pas d'une activité. D'ailleurs, il n'y a personne qui médite; sinon c'est encore de l'activité mentale. C'est là la simplicité et la difficulté de cette non-activité.

Dans la pause recueillie, on commence à laisser le regard se délester de ses entraves. On ne souffle pas les réponses, on ne lui suggère pas ce qu'il devrait voir. Il n'y a pas de but. En méditation, on n'est tenu à rien, même pas de méditer. L'attention sereine et sans but permet de percer les voiles du paraître. Pour cela, elle doit d'abord se poser et cesser de sauter fébrilement d'un objet à l'autre.

Lorsque notre attention se pose sur un objet matériel ou mental, la perception de la vérité de l'objet est habituellement voilée par sa forme, par son nom et par tous les concepts, toutes les formes et tous les phénomènes qui y sont associés. Peu à peu, devant l'insistance du regard méditatif, l'attention purgée demeure engagée avec la réalité même de l'objet. Quand la méditation s'écoule en un flot ininterrompu, celui-ci semble avoir perdu sa forme propre et reposer dans son état intrinsèque. La vérité de l'objet resplendit alors en toute clarté. C'est comme l'eau de l'iceberg qui réalise soudain qu'elle est eau et que «iceberg» n'est qu'un concept pour décrire sa forme temporairement assumée.

Toute distance entre le sujet et l'objet s'abolit et se résorbe dans la vérité. Un sentiment de joie profonde mais sans cause peut alors submerger la conscience, car l'absence de division est sérénité. Encore plus profond, un sentiment de pure qualité d'existence peut s'imposer comme la forme la plus intime du réel. Toutefois, ces sentiments demeurent encore des états qui accompagnent le discernement du réel. Ces états n'ont rien de mondain ou banal, mais ils sont encore «quelque chose», avec un commencement, un milieu et une fin. Au-delà de tout cela, la connaissance est alinga. Ce mot sanskrit signifie sans forme particulière, sans signe distinctif, vide de tout ce qui peut être distingué. Alinga, c'est l'Espace lui-même, qu'on ne peut appréhender, car il est l'unique Réalité.

Jean Bouchart d'Orval
 
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3 commentaires:

  1. bonjour CHRISTINE,
    Autrement dit, nous visualisons, nous écoutons, nous sentons, etc…le contenu enregistré de notre mémoire, comme dans les traces résiduelles projetée par la rémanence de tout ce que l’on enregistre inconsciemment, et que l’on interprète pendant notre état de veille., et notre état dit éveillé .

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  2. Si Alinga est le but, et puisqu'il n'a pas de forme ni de temps pour se manifester, Alinga est Ce qui est devant toi "maintenant".
    Mais si c'est la maturité qui permet d'atteindre Alinga, l'espace absolu de la Réalité vraie, alors, il faut passer du temps pour obtenir la maturité.

    Un jour, j'étais si petite, j'avais 6 ans. J'ai perdu quelqu'un de cher, et j'ai médité pour lui donner mes prières et lui faire un nouvel habit d'énergie de lumière, pendant que j'étais absorbée toute entière dans ma lumière intérieure, un gros "booaum" m'a fait sursauté. Et les jours suivants une conscience d'un homme en jupe noire se promenait dans les mêmes strates de conscience. Alors, on s'est parlé. Il habitait loin de chez moi, dans une autre région. Et il voulait savoir lequel de ces disciples avait réussi à créer ce bruit dans la conscience unifiée locale. Et c'est moi qu'il a trouvé. Il m'a posé des questions, un peu parce qu'il parlait peu. Il m'a dit tu es Lila, un jour tu sauras ce que cela signifie. Et je lui ai répondu "Origine", est ta porte. Dans Origine tu trouve ce que tu cherches. Lui, cherchait le plus court chemin vers l'Esprit de la Liberté Absolue, il a trouvé la Joie en plus de ce qu'il cherchait et il est revenu me dire que j'étais un peu son alliée. Un jour, toi aussi tu comprendras, que Alinga dépend de ce que tu cherches, et tu trouveras, ce que Tu Es, tel que tu le dois. "Maintenant", est le temps que tu choisis, celui que tu t'accorde pour être Alinga. L'alignement est au-dedans, au-dehors, dans ce à quoi tu crois en ton coeur. Ainsi est la Joie, présente quand tu demeures.

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