lundi 10 octobre 2011

Quand la mémoire est morte

Non loin de chez moi, au bord de la mer, se trouvait un monastère, et les après-midi où je pouvais m’échapper, j’aimais me retrouver seule pendant quelques instants dans le silence de sa chapelle. Cet après-midi là était un après-midi comme les autres. Une fois de plus le silence m’envahit et une fois de plus j’attendis que la peur vienne y mettre fin. Mais cette fois-ci elle ne se manifesta point. Peut-être parce que cette attente était devenue une habitude ou bien à cause d’une peur réelle mais réprimée, j’éprouvai quelques instants d’incertitude, de tension, comme si je ressentais le contact de la peur. Durant ces instants d’attente, j’avais l’impression d’être au bord d’un précipice ou en équilibre sur une mince corde raide, avec le connu (moi-même) d’un côté et l’inconnu (Dieu) de l’autre.

J’entendis un bruit de clés ; la sœur s’apprêtait à fermer la chapelle. Il était temps de rentrer à la maison et de préparer le dîner des enfants. Il m’avait toujours été difficile de sortir brutalement d’un profond silence, car mes énergies étaient alors au plu bas et le simple fait de bouger représentait un effort comparable à la levé d’un poids mort. Cette fois, cependant, il me vint à l’esprit de ne pas penser à me lever, mais d’exécuter ce mouvement, tout simplement. Il me semble avoir appris là une intéressante leçon, car j’ai quitté la chapelle à la manière d’une plume portée par le vent. Il ne faisait pour moi aucun doute qu’une fois dehors j’allais retrouver mes énergies habituelles et mes facultés mentales ; mais ce jour-là, je connus des moments difficiles, parce que je tombais constamment dans cet immense silence. Le trajet en voiture fut une lutte continue contre l’inconscience totale, et la perspective de préparer à dîner équivalait à vouloir soulever une montagne.

Durant trois jours épuisants, je luttai pour rester éveillée et repousser le silence qui à chaque instant menaçait de me submerger. La seule manière dont je pouvais accomplir un minimum de tâches ménagères c’était de me répéter constamment ce que j’étais en train de faire : à présent j’épluche les carottes, à présent je les coupe, à présent je sors une casserole, à présent je mets de l’eau dans la casserole, et ainsi de suite, jusqu’au moment où finalement j’étais si épuisée que je devais me précipiter sur le divan. Dès que j’étais allongée je perdais aussitôt connaissance. Parfois une « absence » de cinq minutes semblait durer des heures ; d’autres fois, c’était l’inverse. Dans cet état d’inconscience il n’y avait ni rêve, ni perception de l’environnement extérieur, ni pensée, ni expérience ; il n’y avait absolument rien.

Au neuvième jour le silence s’était fait très léger et j’étais persuadée que tout allait rentrer dans l’ordre sans plus tarder. Mais à mesure que les jours passaient et que je retrouvais mon état habituel, je remarquai la disparition de quelque chose ; et il m’était impossible de mettre le doigt dessus. Quelque chose ou une partie de moi-même n’était pas revenu. Une partie de moi-même était encore plongée dans le silence. On aurait dit qu’une partie de mon esprit s’était refermée. J’incriminai la mémoire, car ce fut l’élément qui revint en dernier ; et quand je la retrouvai, je constatai combien elle manquait de relief et de vie, comme les images décolorées d’un vieux film. Elle était morte. Non seulement le passé lointain, mais aussi celui des minutes précédentes, étaient vides de tout contenu.

Et quand quelque chose est mort, on cesse vite de vouloir le ressusciter ; ainsi, quand la mémoire est morte, on apprend à vivre dans l’instant présent, comme si le passé n’existait plus. Que cela puisse alors se faire sans effort – et parce qu’il le fallait bien – était une conséquence positive d’une expérience par ailleurs éprouvante. Et même lorsque je retrouvais la mémoire pratique, je continuais de pouvoir vivre sans effort dans le présent. Mais le retour d’une mémoire pratique me fit changer d’avis sur ce qui avait disparu ; je me dis que l’aspect silencieux de mon esprit était en réalité une sorte « d’absorption », une absorption dans l’inconnu, qui pour moi, bien sûr, était Dieu.

Bernadette Roberts

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